De la persévérance
- maxime krummenacker
- 5 juin 2015
- 6 min de lecture
Je tire le début de ce billet du livre Les battements du temps de Jean Claude Ameisen, lui-même extrait de son émission radiophonique Sur les épaules de Darwin.
Une fable d’Ésope raconte l’histoire d’une corneille qui avait soif, lorsqu’elle découvre une jarre qui contient de l’eau. Mais l’eau est au fond de la jarre, et elle ne peut l’atteindre.
La corneille et la cruche
« Un jour, une corneille assoiffée trouva pour son bonheur une cruche contenant de l’eau. Mais, hélas !... lorsqu’elle voulut boire, elle constata que le niveau de l’eau était si bas qu’elle ne pouvait l’atteindre de son bec. Elle essaya bien de renverser la cruche, mais en vain, la cruche était trop lourde.
La corneille assoiffée désespérait de boire, lorsqu’il lui vint une idée.
Elle se saisit d’un caillou et le laissa tomber dans la cruche. Elle en mit un autre, puis un autre et un autre encore, et ainsi de suite.
Peu à peu, l’eau montait dans le récipient et bientôt notre corneille put étancher sa soif.
Morale de cette histoire : persévérance et présence d’esprit nous permettent souvent d’obtenir ce que nous désirons. »
Bien belle histoire n’est-ce pas ? L’auteur reste toutefois prudent dans l’énoncé de sa morale, spécifiant bien que la persévérance et la présence d’esprit permettent « souvent » d’y arriver, et non pas toujours.
Et il y a aussi tout ce que cette fable ne nous dit pas. Combien de temps cela a-t-il pris à l’oiseau, déjà assoiffé, pour remplir la jarre avec des cailloux ? Combien de cailloux ? De quelle taille ? À combien de distance de la jarre se trouvaient les cailloux ? Dans quel état de transe ou de dessèchement se trouvait la corneille quand elle a enfin pu étancher sa soif ?
Personnellement, quand j’entends cette histoire, je vois un corbeau à moitié crevé au milieu d’un désert et totalement obsédé par le fait de déposer des caillasses, une à une, dans une cruche mille fois plus grande que lui ; ayant probablement oublié la raison pour laquelle il fait cela, si tant est qu'il ait jamais su pourquoi il faisait ça.
Ce que je vois me fait de la peine et m’inspire de la pitié. Une pitié d’homme. Une pitié d’orgueil. Une pitié d’impiété.
Les premières lignes très marquantes du roman de Tolstoï, Résurrection, me reviennent en mémoire en évoquant cela.
« En vain quelques centaines de milliers d’hommes, entassés dans un petit espace, s’efforçaient de mutiler la terre sur laquelle ils vivaient ; en vain ils en écrasaient le sol sous des pierres, afin que rien ne pût y germer ; en vain ils arrachaient jusqu’au moindre brin d’herbe ; en vain ils enfumaient l’air de pétrole et de houille ; en vain ils taillaient les arbres ; en vain ils chassaient les bêtes et les oiseaux ; le printemps, même dans la ville, était toujours encore le printemps. Le soleil rayonnait ; l’herbe, ravivée, se reprenait à pousser, non seulement sur les pelouses des boulevards, mais entre les pavés des rues ; les bouleaux, les peupliers, les merisiers déployaient leurs feuilles humides et odorantes ; les tilleuls gonflaient leurs bourgeons déjà prêts à percer ; les choucas, les moineaux, les pigeons, gaiement, travaillaient à leurs nids ; les abeilles et les mouches bourdonnaient sur les murs, ravies d’avoir retrouvé la bonne chaleur du soleil. Tout était joyeux, les plantes, les oiseaux, les insectes, les enfants. Seuls les hommes continuaient à tromper et à tourmenter eux-mêmes et les autres. Seuls les hommes estimaient que ce qui était important et sacré, ce n’était point cette matinée de printemps, ce n’était point cette beauté divine du monde, créée pour la joie de tous les êtres vivants, et les disposant tous à la paix, à l’union, et à la tendresse ; mais que ce qui était important et sacré, c’est ce qu’ils avaient eux-mêmes imaginé pour se tromper et se tourmenter les uns les autres. »
La persévérance des hommes semble poursuivre des buts si vains que l'on peut légitimement se demander si un tel acharnement vaut la peine.
Mais la corneille d’Ésope a tout de même réussi à s’abreuver grâce à son intelligence et sa persévérance. C’est tout ce qui compte au final, que cela ait marché et qu’elle ne soit pas morte de soif. Dans le cas de la corneille d’Ésope, le dilemme est simple, soit ça marche et elle survit, soit ça ne marche pas à temps et elle meurt. L’échec lui aurait été fatal et aurait résolu tous ses problèmes à jamais.
La corneille remplissant la jarre de cailloux

Mémoire et persévérance.
La question que je me pose cependant, est de savoir si la corneille d’Ésope aurait poursuivi son entreprise si elle avait déjà antérieurement essuyé un désaveu en tentant la même expérience, dans l’hypothèse où l’issue n’eut pas été fatale s’entend. La mémoire, si précieuse et utile, ne lui aurait-elle pas joué des tours et insinué le doute dans sa tête, avant qu’elle ne se lance à nouveau dans une telle entreprise ?
Nécessité faisant loi, il est fort probable que, la corneille n’ayant pas vraiment le choix, entre tenter de remplir la cruche de cailloux pour pouvoir y boire ou mourir de soif, eut retenté l’expérience. Quant à savoir avec quelle ardeur, nous laisserons cette question en suspens pour le moment.
Je lisais ce matin dans le best-seller de Stephen R. Covey, Les 7 habitudes des gens efficaces, le très ordinaire adage selon lequel on récolte ce que l’on a semé. Et je dois avouer que cela m’a fait bien rire d’entendre cette phrase si simple, si limpide, si naturelle, d’une véracité séculaire et pourtant presque oubliée par notre génération citadine élevée loin des champs et du labeur quotidien du paysan. Pas de semence, pas de récolte. Encore une fois, le dilemme est simple.
Mais qu’en est-il dans le cas où l’on a ensemencé le sol à temps, avec les meilleures graines et que la moisson continue de se faire attendre, désespérément, malgré toute l’exaltation et le cœur que l’on a mis à l’ouvrage, sans compter les heures, patiemment, persévérant, plein d’espérance ? Cela peut venir de différents facteurs qui n’ont pas forcément de lien direct avec le travail en lui-même : il est possible que le sol ne soit pas fertile, que la graine soit sterile, que le climat soit défavorable, voire catastrophique, que l’on n’ait pas mis assez de Round up afin d’exterminer toute forme de vie microbiologique gravitant autour de son champ…
Dans ce cas, il faut bien faire quelque chose. En général on recommence en espérant mieux la fois suivante. Comme disait un rappeur pas trop con à propos d’un défunt :
« Après ton deuil on reprend les mêmes et on recommence.
La vie continue.
Toujours la même chanson, donc toujours la même dance. »
Il semble que la vie soit par essence persévérante et qu’elle nous ait inculqué cette leçon, au plus profond de nos gênes cette fois, histoire qu’on ne l’oublie pas aussi vite qu'on a oublié la manière de moissonner un champ. Si l’humanité et la vie n’avait pas été dotée d’une qualité d’acharnement innée, il lui aurait été difficile de survivre jusqu’à aujourd’hui, quelles que soient les mauvaises expériences vécues, quelle que soit la déception, quelle que soit l’envie de tout abandonner et de se laisser mourir de soif.
C’est prodigieux ! Mais n’est-ce pas totalement vain, comme nous le rappelle Tolstoï avec force dans son incipit ?
Shakespeare, et je terminerai sur là-dessus, Shakespeare semble avoir trouvé une méthode que je qualifierai de monastique pour se prévaloir de la désespérance et ainsi suivre le chemin de la persévérance par une voie détournée. Voici les propos qu’on lui attribue :
« Je me sens toujours heureux, savez-vous pourquoi ? Parce que je n’attends rien de personne. Les attentes font toujours mal, la vie est courte. Aimez votre vie, soyez heureux, gardez le sourire et souvenez-vous : avant de parler, écoutez. Avant d’écrire, réfléchissez. Avant de prier, pardonnez. Avant de blesser, considérez l’autre. Avant de détester, aimez et avant de mourir, vivez. »
Est-ce là la meilleure idée qui vint à l’homme incapable de renverser la cruche de la vie pour se désaltérer de l’eau qu’elle contient ? Pas sûr, mais c’en est une tout de même.
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