top of page

De l'art de vivre ensemble, entre mécréants (Partie I)

  • Photo du rédacteur: maxime krummenacker
    maxime krummenacker
  • 23 mars 2015
  • 5 min de lecture

Une des raisons de la rancœur persistante que je ressens au quotidien réside certainement dans la solitude profonde et ambiante qui règne un peu partout où je pose le regard et ce, malgré la présence essentielle et réconfortante de Pizzete et de mes proches et amis. Le fait d’avoir atterri au pays des zombis de la téléphonie n’aide probablement pas à combler ces besoins de chaleur sociale et d’extraversion, mais il semble que le malaise provienne de bien au-delà de ma petite personne et qu’il dépend plus largement d’un mode d’organisation sociale qui, à force de modernité, en arrive à éloigner les gens les uns des autres et à rendre l’Inconnu, c’est-à-dire tout le monde, effrayant et menaçant.


Attention, je ne prétends pas être un modèle de ferveur envers autrui et j’associe volontiers tout comportement communautaire, quel qu’il soit, à du sectarisme pour esprits grégaires et égarés paissant des algues marines avec leurs semblables depuis leur funeste rencontre avec un certain Panurge.


C’est donc tiraillé entre le culte absolutiste de l’égo et le plus élémentaire principe de sociabilité lié à la nature humaine que j’ai parcouru récemment le « Petit guide des religions à l’usage des mécréants » d’Alain de Botton, dont certains passages ont été inspirants et notamment les propositions et remarques qu’il apporte pour remédier à l’assèchement de nos relations avec la communauté anthropoïde qui nous entoure. De Botton nous invite à séculariser certaines pratiques mises en place par les grandes institutions monothéistes pour animer les communautés, guider l’esprit des peuples et aider les individus à accepter leur statut de créatures sociales imparfaites et mortelles. Il enrobe le tout dans un langage audible à nos oreilles de mécréants revêches dont voici les meilleurs extraits :


« Une des pertes les plus vivement ressenties par la société moderne est celle d’un sentiment communautaire. […] Vivant dans des villes gigantesques, nous sommes souvent emprisonnés dans des ghettos tribaux fondés sur l’éducation, la classe sociale et la profession, et pouvons en venir à considérer le reste de l’humanité comme un ennemi plutôt que comme un groupe bienveillant auquel on aspirerait à se joindre. […]


Si l’on examine plus précisément les causes de l’aliénation moderne, on voit que notre sentiment de solitude est en partie lié à une simple question de nombre : les milliards de gens qui vivent sur la planète rendent l’idée de parler à un inconnu plus inquiétante qu’elle ne l’était dans un monde moins peuplé, la sociabilité semblant être inversement proportionnelle à la densité de population. […]


Et il y a aussi la question de la manière dont nous nous rencontrons. Les lieux publics où nous croisons habituellement nos congénères – trains de banlieue, trottoirs bondés, halls d’aéroport – conspirent à projeter une image dégradante de nos identités, qui sape notre aptitude à nous agripper à l’idée que chaque personne est nécessairement le centre d’une complexe et précieuse individualité. […]


Si solitaire qu’on puisse être devenu, on n’a bien sûr pas renoncé à tout espoir de former des relations humaines. Dans les mornes canyons de la cité moderne, il n’est pas d’émotion plus honorée que l’amour […] et que le culte de la réussite professionnelle. […]


Les religions semblent en savoir beaucoup sur notre solitude. […] Une messe catholique n’est certes pas ce qu’il y a de mieux pour un athée. Une bonne partie des paroles entendues offense la raison ou est simplement incompréhensible. Cela dure longtemps, et contrarie rarement une tentation de s’assoupir. Néanmoins, la cérémonie fourmille d’éléments qui renforcent subtilement les liens d’affection entre les fidèles (le cadre, la composition hétérogène de l’assemblée des fidèles, etc.) […]


Si nous sommes parvenus à rester éveillés pour tirer les leçons de la messe […] peut-être nous a-t-elle-même donné quelques idées dont nous pourrions faire usage pour tenter de réduire certaines des fractures endémiques du monde moderne […] dont une en particulier liée à sa longue histoire. Avant d’être un office, avant que les fidèles ne soient assis sur les bancs face à un autel derrière lequel un prêtre lève une hostie et une coupe de vin, la messe était un repas. Ce que nous connaissons maintenant sous le nom d’Eucharistie fut d’abord un moment où les premières communautés chrétiennes laissaient de côté leurs tâches et leurs obligations domestiques et se réunissaient autour d’une table […] afin de commémorer la Cène. Comme les juifs avec leur repas du sabbat, les chrétiens comprenaient que c’est lorsque nous rassasions notre faim corporelle que nous sommes le plus disposés à tourner notre attention vers les besoins d’autrui. […] Ces repas furent appelés agapes (d’après agapê, amour en grec). […]


Un Restaurant Agapê

restaurant_agapê_edited.jpg

© Thomas Greenall & Jordan Hodgson, in Alain de Botton, Petit guide à l'usage des mécréants. Flammarion, 2014.


Le monde contemporain ne manque bien sûr pas d’endroits où l’on peut bien dîner en compagnie d’autres gens […] mais l’important est qu’il n’y a presque aucun lieu qui peut nous aider à transformer des inconnus en amis. […] Les clients [d’un restaurant] quittent généralement l’établissement à peu près dans l’état d’esprit où ils y sont entrés, l’expérience n’ayant fait que réaffirmer les divisions tribales existantes. […]


On peut imaginer un restaurant idéal, un Restaurant Agapê, fidèle aux plus profondes intuitions de l’Eucharistie. Un tel restaurant aurait une porte ouverte, un modeste droit d’entrée et un intérieur conçu d’une manière attrayante. Les convives seraient placés de telle sorte que les groupes sociaux et ethniques dans lesquels nous nous enfermons d’ordinaire seraient disloqués ; les membres d’une famille ou d’un couple seraient séparés, et les semblables préférés aux proches. Chacun pourrait être abordé sans crainte de rebuffade ou de reproche. […]


On entendrait des histoires de peur, de remords, de fureur, de mélancolie, d’amour non partagé et d’infidélité, qui créeraient un sentiment de notre folie collective et de notre attachante fragilité. Nos conversations nous libéreraient de certaines de nos plus absurdes chimères concernant la vie des autres, en révélant à quel point, derrière nos façades bien défendues, nous perdons pour la plupart un peu la tête – et avons donc quelque raison de tendre la main à nos voisins tout aussi tourmentés.

Grâce au Restaurant Agapê, notre peur des inconnus reculerait. Le pauvre mangerait avec le riche, le Noir avec le Blanc, l’orthodoxe avec le laïc, le dépressif avec l’équilibré, l’ouvrier avec le patron, le scientifique avec l’artiste. La tendance étouffante à tirer toutes nos satisfactions de nos relations existantes s’atténuerait, ainsi que notre désir d’acquérir un statut plus élevé pour accéder à de prétendues élites sociales. […]


Ces restaurants ne seraient pas une alternative aux méthodes politiques traditionnelles ; il s’agirait plutôt d’une phase préalable pour nous humaniser les uns les autres dans nos imaginations, afin que nous fréquentions plus naturellement nos communautés et, de nous-mêmes, renoncions à certaines de nos tendances à l’égoïsme, au racisme, à l’agressivité, à la peur et au sentiment de culpabilité, qui sont au cœur de tant de problèmes dont doit s’occuper la politique traditionnelle. »


Voilà un programme tout à fait réjouissant n’est-ce pas ? Rendez-vous tous au Restaurant Agapê le plus proche ! Dans une prochaine partie, nous évoquerons les manières les plus croustillantes d’apaiser et de fluidifier les frustrations et les accrocs de la vie en communauté, en nous inspirant des coutumes élaborées par nos dévots ancêtres et toujours en compagnie de monsieur de Botton.

 
 
 

Comments


Ça vous a plu, partagez !

Zic du jour
Publications récentes
À consulter
Tag Cloud
bottom of page