Des comme toi y en a plein...
- maxime krummenacker
- 20 sept. 2015
- 6 min de lecture
Si je regarde une fourmilière, qu'est-ce que je vois ? Un mouvement de masse, un grouillement insensé et une agitation perpétuelle de petits êtres animés par la main invisible de leur organisation sociale. Dans cette effervescence frénétique, il est bien difficile de distinguer un individu d’un autre et il est encore plus improbable de dire quelle est la tâche spécifique de l’un ou l’autre des milliers, voire des millions de spécimens qui composent la fourmilière. Toutes ces petites fourmis qui se ressemblent toutes quand on les regarde de loin, courent, se bousculent et se piétinent dans tous les sens, obsédées par la nécessité impérieuse de remplir leur mission, dans le but de contribuer au développement et à la sauvegarde de l’ensemble.
Été indien

Je me demande s’il y a du chômage chez les fourmis, ce qui pose la question de savoir s’il y a des échanges productifs au sein de la société des fourmis et, si tel est le cas, quelles sont les modalités coutumières ou contractuelles de ces échanges ? Je pense maintenant aux ouvrages de Bernard Werber que je n’ai pas lus, peut-être y vulgarise-t-il certaines connaissances plus approfondies en la matière, à voir. Je ne peux m’empêcher de penser également au déterminisme de cette organisation : une reine dont la fonction unique et de mettre au monde des ouvriers, des soldats, des éclaireurs… qui à leur tour rempliront leur fonction unique jusqu’à ce que d’autres prennent leur place dans un cycle sans fin. Je comprendrais que bon nombre d’entre nous, moi le premier, y voient la source d’un bonheur parfait : pas besoin de penser trop longtemps pour savoir ce qu’on va faire de sa carcasse durant le laps de temps que dure l’existence, pas de questionnements métaphysiques sans réponses, pas de doute sur le fait de savoir si l’on est heureux ou pas, non, simplement être et faire ce pour quoi on est, tout simplement.
À moins que les fourmis ne se posent, ou ne se soient déjà posées toutes ces questions et bien d’autres encore, qui sait.
Banc de poissons

Mais pourquoi cette soudaine réflexion sur les fourmis ? Je discutais hier soir avec un Français qui vit à Stockholm depuis huit ans et qui évoquait, à ma demande, ses premiers pas dans le pays. Je suis toujours curieux d’apprendre la manière dont les gens ont vécu leur intégration et leurs sentiments à ce propos, qui mêlent souvent de grandes espérances, de belles romances et un certain nombre de déconvenues inévitables. Il me parlait de son travail et, comme c’est mon sujet de prédilection, en particulier le fait de se plaindre de ne pas avoir ce que je désire, j’ai commencé moi aussi à partager mon expérience professionnelle qui s’éternise et de laquelle je n’arrive pas à m’extirper, pour le moment. Mon interlocuteur m’a alors demandé mon âge, ce à quoi j’ai répondu naturellement, avant d’être bousculé par sa réaction, lorsqu’il a proféré les mots suivants : « hmm, des comme toi y en a plein. » La véracité de cette réplique est tombée comme une sentence divine, me ramenant à ma condition de mortel et à l’insignifiance de mon existence, perdue dans la multitude d’autres qui sont "des comme moi". C’est comme si tout à coup, en une fraction de seconde, la focale de mon esprit était passée d’une position de zoom extrême sur ma petite personne et toutes les arcanes de l’intériorité invisible, et oh combien effrayante si infime soit-elle, qui m’animent chaque jour, à l’image indifférenciée du regard stratosphérique que l’on pose sur une fourmilière. La différence d’échelle est phénoménale. La perception en est bouleversée. Il est, au passage, fascinant de constater une telle expérience et d’imaginer la mesure vertigineuse de la gamme des points de vue qui nous sont offerts, non seulement avec nos yeux, mais surtout avec notre esprit.
Neurones et synapses

Merde alors, moi qui me croyais si unique et différent de tous les autres, me voilà à nouveau comme un grumeau dans la purée. Il va me falloir y penser pendant des jours avant de pouvoir me dire que, certes je ne suis qu’un parmi des millions et pourtant, je suis bien un être unique et digne d’intérêt. Autrement dit, je vais devoir tenter de retrouver l’équilibre incertain entre la part de moi qui est déterminée, la fourmi, et la part de moi qui se sent libre, l’homme.
Spermatozoïdes autour de l'ovule

Carl Rogers, éminent psychologue qui a pratiqué ce que l’on appelle la thérapie centrée sur le client - procédé qui semble être une découverte révolutionnaire pour les spécialistes bien qu’il apparaisse à mon esprit novice, et j’ose croire à toute personne normalement constituée, comme un prérequis impératif à toute démarche thérapeutique visant à soigner quelqu’un. Parfois je me dis « Ouf ! Heureusement qu’il y a des spécialistes pour nous éclairer ! » -, a un avis intéressant sur la manière d’appréhender le paradoxe entre déterminisme et libre arbitre. Je cite Rogers :
« On pourrait dire que, dans une thérapie optimale, la personne éprouve justement la plus complète et la plus absolue liberté. Elle veut ou choisit la ligne de conduite qui représente le vecteur le plus économique par rapport à toutes les excitations internes et externes (il parle ici du concept de « vie pleine », c’est-à-dire d’une vie vécue dans l’expérience de l’instant), parce que c’est cette conduite qui sera la plus profondément satisfaisante. Mais c’est la même ligne de conduite qui peut, d’un autre point de vue, être considérée comme déterminée par tous les facteurs de la situation existentielle. Mettons ceci en balance avec l’attitude de la personne qui est sur la défensive. Elle veut ou choisit une certaine ligne de conduite, mais découvre qu’elle ne peut pas se conduire de la manière qu’elle choisit. Elle est déterminée par les facteurs de sa situation existentielle, mais ces facteurs incluent son attitude défensive, son refus ou sa déformation d’une partie des données du problème. Il est par conséquent certain que son attitude sera rien moins que pleinement satisfaisante. Sa conduite est déterminée, mais la personne n’est pas libre de faire un choix efficace. La personne fonctionnant pleinement, en revanche, non seulement éprouve, mais utilise la liberté la plus absolue quand elle veut et choisit spontanément, librement et volontairement ce qui est par ailleurs absolument déterminé. »
Evidemment cette explication ne saurait suffire et n’a pas vocation à résoudre l’équation, mais c’est un début, un regard à travers le trou de la serrure de la compréhension et de l’acceptation de nos destinées de fourmis bipèdes.
Nuée d'oiseaux

Mais malgré toutes ces jolies explications, mon esprit continue de résister de toutes ses forces et je n'arrive pas à accepter le fait de n'être qu’un numéro, un comme les autres, sur la grande liste intangible du temps de l’existence, et qu’il me faudra attendre mon tour avant de pouvoir jouir des bienfaits d’une situation qui, à mes yeux, serait meilleure. Et d’ailleurs, si l’on poursuit une telle logique, on peut bien se demander ce qui changera avec le temps, puisque « les comme moi », s’ils sont nombreux aujourd’hui, le seront encore demain, en même temps que moi. A ce rythme il n’y a pas grand-chose à faire et mieux vaut se résigner à sa place dès à présent, ou bien commencer très vite à aller zigouiller « les comme moi » pour tenter d’en réduire le nombre et avoir une meilleure place dans la liste.
Champ de colza

Cela dit, et c’est peut-être bien ce qui nous distingue, a priori, des fourmis, je n’ai pas de fonction prédéterminée dans cette société et je peux soit tenter d’en trouver une qui existe déjà et m’agiter de toutes mes forces pour combler l’espace d’une de ces petites cases, soit prendre conscience de ce que je suis et, tout en m’agitant, tenter de donner forme à mon propre espace, non pas en dehors de la société, mais plutôt à partir d’un cadre non défini à l’avance. En gros agir librement dans l’espace déterminé de mon existence.
Et je sais que dire cela est déjà la preuve d’une part de liberté importante par rapport au déterminisme, et j’envoie à ce titre une pensée positive aux milliers de réfugiés qui fuient la guerre et la barbarie de leurs pays respectifs, poussés par l’impérieux instinct de survie, contraints par le déterminisme avilissant de la violence et discriminés par la malveillance d’une partie de l’opinion qui rejette ces malheureux en bloc.
Dans la mine d'or

Enfin, si je desserre un peu les entraves de mon égo, je vois bien que rien ne fonctionne seul et que c’est de la multitude que tout émerge. Que ferait un seul neurone s’il n’était pas en connexion avec tous les autres ? Pas grand-chose j’ai bien peur ; que ferait une seule fourmi si elle était isolée de sa société, elle mourrait probablement rapidement en étant ainsi exposée ; que feraient les idées des uns et des autres si elles restées confinées à un seul individu, elles ne deviendraient jamais rien et disparaitraient avec leur écrin ; et qu'en serait-il d'une note de musique isolée sans personne avec qui s'accorder pour faire émerger la mélodie ? En somme, aussi difficile que cela puisse paraitre, aussi contradictoire que cela soit avec le message dominant de glorification masturbatoire individualiste et autres délires de surhomme dont on nous bourre le crâne, j’ai besoin des autres et en effet oui, je suis un comme les autres.
24 heures de circulation aérienne au-dessus de l'Europe
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