De l'art de vivre ensemble, entre mécréants (Partie II)
- maxime krummenacker
- 24 mars 2015
- 4 min de lecture
J’évoquais dans la première partie de l’art de vivre ensemble, le malaise de vivre dans un monde qui nous a progressivement éloigné les uns des autres, et ce malgré les prouesses et bienfaits de la technologie moderne. Nous avons vu qu’Alain de Botton avait formulé ce problème dans son « Guide des religions à l’usage des mécréants » et qu’il a tenté d’y apporter quelques solutions en ravivant la sagesse de certains rites religieux tombés en désuétude face au paganisme triomphant. Bon gré mal gré, il faut admettre que les institutions religieuses ont bien perçu l’agencement complexe de la mécanique psychique.
La création d’un Restaurant Agapê apparaissait alors comme une manière tout à fait adaptée à notre mode de vie contemporain de partager un moment avec autrui et de briser les carcans sociaux dans lesquels nous sommes profondément enracinés, voire emprisonnés.
Mais s’il est évident que le besoin de sociabilité est aussi essentiel que la lumière du jour, il est clair que la mise à distance de l’emprise sociale concourt tout aussi fondamentalement à l’équilibre mental des individus. C’est le principe de la fameuse « insociable sociabilité » kantienne. Là encore, Alain de Botton va chercher des réponses dans les rites communautaires mis en place par les institutions religieuses, qui ont réussi à concilier efficacement les besoins de l’individu et ceux du groupe. Ces dernières ont en effet bien compris que si les pulsions individuelles non maitrisées constituent une menace pour la communauté, il n’est pas vraiment sein non plus de les réprimer violement, sous peine d’abîmer gravement la santé mentale des gugus tiraillés entre les vagissements du petit pois qui leur sert d’hypophyse et l’astreinte rectiligne, et ô combien rassurante, de leur raison vacillante.
L’on découvre ici deux approches permettant à notre insociable moitié de s’exprimer librement afin de préserver l’ordre de la vie en communauté par ailleurs. L’approche subtile est très intéressante et se traduit par des rites bien connus, tels que le mariage ou la bar-mitsvah par exemple. De Botton souligne que sous l’aspect très joyeux de cette cérémonie réunissant familles et amis autour d’un somptueux festin, de danses, d’échanges de cadeaux et de toasts en l’honneur des mariés, « il y a souvent aussi un noyau de tristesse chez les personnes au centre du rituel, car elles renoncent probablement à une certaine liberté ou à un certain avantage pour le bien de la communauté dans son ensemble. » Et d’ajouter « qu’on ne peut guère assister à la plupart des mariages sans se rendre compte que ces célébrations marquent aussi à quelque niveau une perte, l’enterrement d’une liberté sexuelle et d’une curiosité individuelle afin de pouvoir avoir des enfants et une stabilité sociale, perte à laquelle la société répond sous la forme compensatrice de cadeaux et de discours. » L’auteur évoque le même principe d’action compensatoire lors du rituel juif de la bar-mitsvah, où la gaieté de la célébration couronnant l’entrée du jeune garçon dans l’âge adulte aide les parents à accepter l’idée de cette maturité nouvelle et, plus finement encore, les aide à apprivoiser l’idée de leur propre déclin.
L’approche débridée, ma préférée, est quant à elle bien plus cash et surprenante si l’on en croit ce qui se produisait déjà au moyen-âge sous la forme d’une parodia sacra orchestrée par l’Église catholique elle-même et destinée à garantir que, hormis à ce moment-là, les choses resteraient dans l’ordre tout le reste de l’année. Une parodia quoi me demanderez-vous incrédules ? Extrait :
« Le christianisme médiéval comprenait assurément cette dichotomie [l’insociable sociabilité]. Presque toute l’année, il prônait la gravité, l’ordre, la retenue, la camaraderie, le sérieux, l’amour de Dieu et la décence sexuelle – et puis, au Nouvel An, il ouvrait les vannes de la psyché collective et laissait se déchaîner le festum fatuorum, la Fête des Fous. Pendant quatre jours, le monde était sens dessus dessous : des membres du clergé jouaient aux dés sur l’autel, se mettaient à braire comme des ânes au lieu dire « Amen », s’adonnaient à des compétitions d’ivrognes dans la nef, pétaient en accompagnement de l’Ave Maria et prononçaient de faux sermons parodiant les Évangiles (l’évangile selon le cul de poulet, l’évangile selon le petit orteil de saint Luc). Après avoir bu des chopes de bière, ils tenaient leurs livres sacrés à l’envers, adressaient des prières à des légumes et urinaient du haut du clocher. Ils « épousaient » des ânes, fixaient un phallus en bois géant sur leur tunique et essayaient de copuler avec quiconque de l’un ou l’autre sexe se prêtait au jeu. […]
En 1445, la faculté de théologie de Paris expliqua aux évêques de France que la Fête de Fous était un événement nécessaire dans le calendrier chrétien « afin que la folie, qui est notre seconde nature et qui est inhérente à l’homme, puisse se donner librement cours au moins une fois l’an ; les tonneaux de vin éclatent si de temps en temps on n’y laisse pas entrer un peu d’air ; nous sommes tous pareils à des tonneaux, et c’est pourquoi nous permettons la folie certains jours : pour que nous puissions revenir ensuite, avec un plus grand zèle, au service de Dieu. »
Les Fêtes de Bayonne

© www.fetes.bayonne.fr
Ayant grandi à Bayonne, je peux dire que les Basques sont des gens qui maitrisent l’art de vivre ensemble, entre mécréants. « Ce sont des païens » disait ma défunte grand-mère dans sa ferveur, mais des païens plutôt inspirés quant à la manière de réguler l’équilibre social et rétablir l’harmonie entre les tiraillements de la conscience humaine. Les Fêtes de Bayonne sont l’aboutissement ultime de l’adaptation de la Fête de Fous à la société moderne. Cinq jours de beuverie, de chants, de danse et de débauche dans une ville assiégée par des centaines de milliers de festayres venus du monde entier pour aérer le tonneau de leur âme et en vider quelques autres de piquette. Voilà de quoi en effaroucher plus d’un, mais n'oubliez pas mes amis que plus on est de fous, mieux on évite la camisole !
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