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De l’art de voir les choses autrement

  • Photo du rédacteur: maxime krummenacker
    maxime krummenacker
  • 11 avr. 2015
  • 5 min de lecture

Vous souvenez-vous du « meilleur des mondes » d’Aldous Huxley ? Rien que le titre est un joyau de cynisme dont on découvre l’envergure monumentale à mesure que l’on parcourt les pages de cette terrifiante et non moins géniale dystopie. La société y est organisée en castes d’individus génétiquement conditionnés par le « service de prédestination » qui régule le marché du travail en produisant « un nombre précis de personnes pour chaque couche de la société ». Les Alpha constituent ainsi les élites dirigeantes ; puis viennent les Bêta qui, paradoxalement à leur nom, sont des travailleurs intelligents ; les Gamma qui forment la classe moyenne, voire populaire ; enfin les Delta et les Epsilon composent l’ignominieuse masse de raclures et autres déchets dont la société a apparemment besoin pour boucher les trous dont la « nature » a horreur.


Beaucoup ont vu avec inquiétude, à commencer par l’auteur lui-même, la portée prophétique de ce récit où le libre arbitre de l’individu et la volonté d’action sont totalement annihilés au profit d’une structure démiurgique régissant le monde à la place de ceux qui le font vivre. « C’est lui la bête et c’est nous qui sommes en cage » comme disait Ox.


On frémit rien qu’à l’idée de voir un tel tableau. Et pourtant, il semble que l’Éducation nationale, sœur jumelle monozygote de l’armée, y ait puisé tout ce qu’elle pouvait afin d’être certaine de préserver l’ordre absolutiste de la « monarchie républicaine » française et ce, pour le plus grand bien de ses élites consanguines et dégénérées pour les siècles des siècles amen.


Mais soyons honnêtes, même avec l’œil le plus critique on n’échappe pas à la tentation de se positionner sur l’échelle sociale d’Huxley et l’on se demande honteusement en son for intérieur : « si je vivais dans ce monde-là, à quelle catégorie d’individus appartiendrais-je ? » Question d’autoévaluation à 50 000 ! Car oui, force ou faiblesse, nous avons un besoin vital de reconnaissance de nos pairs en tant qu’êtres doués de sociabilité et, à la différence de ce que présente Huxley, nous avons aussi, a priori, la possibilité et la volonté de changer de statut, de classe, de caste dans le monde qui est le nôtre.


Ainsi, un Epsilon peut devenir un Delta -, voire un Delta + s'il donne un bras, tandis qu’un Bêta peut tenter de pénétrer le royaume des Alpha, en entrant par derrière s’il le faut. Certains peuvent même connaitre la décadence et chuter de l’échelle après avoir brillé un temps au sommet de la pyramide. Rappelez-vous par exemple le déclin de la riche famille Buddenbrook conté par Thomas Mann.


Même si je déteste de toutes mes forces ce carcan social, je ne peux pas m’en exclure totalement et je me débats comme un bougre pour changer de statut, grimpant une à une les marches de l’escalier en flamme de la pyramide, l’ascenseur ayant sombré il y a quelque temps déjà, emportant avec lui tous les malheureux qui croyaient encore aux miracles du progrès technique.


Cependant, on ne peut pas dire que je sois parti de rien comme un paria ou un Epsilon dont personne ne veut et qui mendie dans les rues sous le regard froid et indifférent des passants. Mais je n’ai pas non plus l’impression d’être parti avec un avantage, comme certains Alpha dont la naissance les préserve de tout effort et leur offre rubis sur l’ongle les meilleures places de ce bas monde.


Pour compenser ce déficit originel et pouvoir prétendre à l’ascension dans « la catégorie supérieure », j’ai donc rempli toutes les étapes du cursus honorum avec le doigt sur la couture du pantalon sans broncher, quoique non sans quelques accrocs avec les consanguins absolutistes de l’Éducation nationale.


Tout dépend du point de vue

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Et pourtant, malgré cela, je passe mes journées assis dans un aquarium à arnaquer les quelques touristes qui viennent changer l’argent de leurs vacances, argent durement gagné pour la plupart d’entre eux, crochetant à chaque échange une somme indécente de leur budget déjà sous perfusion en ces temps difficiles et alors qu'ils n'ont même pas encore fait trois pas dans le pays (we love you so much, warm welcome mother fuckers), sous la tutelle bienveillante de mon supérieur qui m’explique à quel point nos tarifs exorbitants sont justifiés par la qualité inégalables de nos services... de dépressifs, le tout dans un langage qui s'apparente à de la purée écrasée par son accent édenté de fermier des terres australes.


Je suis donc là, amorphe, entouré de collègues qui sont à peu près dans le même état délétère, bien que suréduqués, parlant jusqu’à six langues différentes et ayant des expériences de vie incroyables. Nous baignons dans un climat de découragement latent, scellé par les vitres blindées de l’aquarium qui se dressent devant nous comme un ultime rempart. Car c’est bien ce qu’elles sont, un simple rempart rien de plus.


Une lueur d’espoir a cependant surgi l’autre jour que je lisais un article sur la créativité et les potentiels, comme un marteau capable de briser la glace qui nous sépare de nos rêves. Je comprends au passage de mieux en mieux pourquoi le marteau est l’arme attribuée à Thor dans la mythologie scandinave, l’utilité d’un tel outil étant bien plus large que ce qu’elle ne semble être de prime abord. L’article en question parlait du sentiment de « dépression existentielle » qui peut frapper les personnes en sous-régime, celles qui ont tant d’énergie à donner mais qui se retrouvent en permanence face à un mur. À force d’échecs répétés, relayé dans une posture très en-deçà de ses capacités et de ses aspirations les plus légitimes, il est en effet difficile de ne pas se sentir responsable de son sort. On se perçoit comme un Epsilon condamné à le rester pour le restant de ses jours et cette idée abjecte est d’autant plus lourde à supporter qu’elle s’accompagne progressivement de culpabilité.


J’ai alors réalisé une chose importante : au lieu de considérer la situation sous l’angle du boulot pourri et des issues barrées, j’ai apprécié la situation au travers de mes collègues qui partagent la même condition au quotidien. Même si je le savais déjà, cela m’a permis de faire défiler l’ensemble des qualités et potentiels extraordinaires de ces gens, et j’ai compris que toute ma misère, toute notre misère, n’était pas liée au fait que nous sommes de lamentables losers dénués d’avenir, mais plutôt au fait que nous sommes dans l’antichambre de la « catégorie supérieure ».


En effet, si je n’étais entouré que de minables braques il y aurait de quoi s’inquiéter et se remettre en question. Mais la situation est ici diamétralement inverse : cet emploi ne nous mérite pas et nous sommes tous en attente d’un monde meilleur. Au-delà de l’interprétation personnelle, cela renvoie également à une compréhension plus large de la structure sociale qui régit nos vies : nous sommes tous immigrants en terre étrangère et la « fange », les efforts décuplés et l’indifférence à durée indéterminée sont le prix à payer pour prétendre à la marche supérieure.


Ayant pris conscience de cela, je sens que j’ai trouvé le nouveau souffle dont j’avais besoin pour continuer de patienter. Abstraction, quant tu nous tiens, pitié ne nous lâche plus.


Considérer les choses avec recul

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