Du changement
- maxime krummenacker
- 25 mai 2015
- 5 min de lecture
La lumière n’est pas sous la lampe
Proverbe chinois
Je suis parti en voyage avec pas grand-chose dans mes bagages, quelques livres, quelques rêves, quelques proses et quelques psychoses.
En arrivant en Suède, ma vie a changé. Nouveau lieu, nouvelle langue, nouvelles relations, nouveau monde. J’étais heureux de venir pour retrouver Pizzete et bâtir ma vie sur un terrain intact et riche de possibilités de toutes sortes.
Baigné dans cette nouvelle vie, j’ai commencé à apprendre la langue, j’ai rencontré des gens d’ici et d’autres venus d’ailleurs qui ont posé leurs valises de voyageurs tout comme moi. On croise beaucoup de gens à l’itinéraire extraordinaire quand on part en voyage et que l’on vit à l’étranger.
Quel changement ! Quelle fraicheur ! Le monde est à moi chico.
Les mois passent. Mon suédois s’améliore lentement mais sûrement. L’hiver remplace l’été avant d’être à son tour chassé par le printemps – oui ça arrive même en Suède. Tout va bien chère liberté. Tout va bien, et pourtant ce voyage me ramène inexorablement vers un endroit que je pensais avoir quitté pour de bon et où je ne pensais jamais me retrouver à nouveau, surtout pas en étant si loin de chez moi.
Je me retrouve dans un lieu isolé où résonne l’écho des voix mélancoliques du passé, moi qui pensais être allé de l’avant.
Ici ou ailleurs, je réalise que la distance ne change pas grand-chose à la proximité de mon monde intérieur, dont je n’ai rien laissé derrière moi et qui se manifeste aujourd’hui tel que je l’ai connu hier, là-bas.
Je suis le même ailleurs. C’est moi, même si l’ailleurs est différent. Fallait-il vraiment aller si loin pour se rendre compte de cette évidence ?
Si le changement n’est pas une question de distance géographique, qu’il n’est pas à l’extérieur, il est donc à l’intérieur de soi-même. Mais que dois-je alors changer au fond de moi pour voir changer les choses en dehors, à l’extérieur de moi ?
La question fait sens mais la réponse n’est pas sous la lampe.
« Souris à la vie et la vie te sourira » aurait dit sœur Emmanuelle. J’avais l’impression de sourire en arrivant ici, mais le miroir ne m’a pas renvoyé le reflet lumineux que j’espérais, ou du moins pas totalement. Peut-être mon sourire était-il trop timide ? Ou est-ce le miroir qui tarde à fonctionner, ce dont je doute, puisqu’un reflet ne sait pas mentir. Ou peut-être est-ce un miroir gondolé et déformant qui me fait une farce ? Ou bien est-ce la vie qui fait preuve d’indolence et qui n’est pas d’humeur ?
« La lumière n’est pas sous la lampe » dit la maxime chinoise.
Je vous laisse vous méditer sur cet aphorisme et, pendant ce temps, tends l’oreille vers ce que les oiseaux disent du voyage et du changement, eux qui ont longtemps cheminé à la recherche de leur roi inconnu, le merveilleux Simorgh.
Il s’agit ici de l’adaptation par Henri Gougaud du Langage des oiseaux de Farid-ud-Din ‘Attâr, que j’ai déjà évoqué plusieurs fois précédemment.
« Comment le splendide Simorgh apparut-il aux vivants ? Ce fut au royaume de Chine un soir vers l’heure de minuit. Il envahit le ciel. Nul ne l’avait encore vu. De son corps tomba une plume. Elle se posa sur le pays.
La plume du Simorgh était indescriptible. Sa forme et ses couleurs, à peine vues, changeaient. Chacun n’en perçut, qu’un instant, un éclat, mais ce fut assez pour que les cœurs en soient épris.
Ce qu’on peut voir de cette plume ? Autant de vivants en ce monde, autant de ses métamorphoses, autant de contours, de couleurs, autant d’empreintes passagères de son incessante beauté.
Bref, dire m’est impossible.
Oiseaux, il vous faut décider. Qui veut partir à la recherche de ce Roi que vous désirez ? Qui d’entre vous franchit le pas ? »
Et ce sera le début d’un long voyage, à travers sept vallées à la recherche de leur roi, le Simorgh :
« La vallée de la Quête. La vallée de l’Amour. La vallée de la Connaissance. La vallée de la Liberté solitaire. La vallée de l’Unité. La vallée de l’Étonnement, de la Stupeur, de la Perplexité majeure. Et enfin, La vallée de l’Épuisement. »
Cygnes reflétant des éléphants - Salvador Dali

Vers la fin du récit, les oiseaux ont franchi la septième vallée et se tournent vers la huppe, leur guide :
« Les oiseaux restent un instant silencieux, puis ils regardent autour d’eux, et le faucon demande à la huppe :
« Mais sommes-nous vivants ou morts ? Où est notre roi, le Simorgh ? Montre-le-nous, puisque nous avons franchi les vallées, les sept vallées que nous devions franchir. »
« Vous n’avez rien franchi, oiseaux », répond la huppe. « Ces vallées n’étaient qu’un mystère, qu’un songe. Regardez, nous sommes toujours à la même place. »
Mais les oiseaux vont continuer leur voyage. Et à la fin de ce voyage :
« Les oiseaux se retrouvèrent vivants dans la lumière du Simorgh.
Ce qu’ils avaient fait, bien ou mal, jusqu’à cet instant sidérant fut effacé de leur mémoire. Au pur soleil de la Présence une âme nouvelle leur vint. Ils avaient vu dans le bas monde les mille reflets de Simorgh, ils virent tout soudain le monde qui, dans Simorgh, se reflétait.
Tous les trente se regardèrent. Tous les trente virent Simorgh. Tous les trente étaient des oiseaux, et pourtant ils étaient Simorgh.
Ils s’engloutirent dans un puits de perplexité. Ils ne savaient plus rien de rien. Ils demandèrent sans parole la révélation du Secret. « Toi », « Moi », ces mots semblaient si simples ! Que voulaient-ils dirent vraiment ?
Le roi Simorgh leur répondit en silence :
« Ce splendide et puissant soleil là devant vous est un miroir. Qui s’en approche et le contemple voit son visage comme il est, son corps, son cœur, son âme aussi. Le reflet ne sait pas mentir. Vous avez longtemps voyagé vous avez cru parfois vous perdre. Vous ne vous êtes pas quittés.
C’est vous que vous avez trouvés.
Anéantissez-vous en Moi, perdez-vous en Moi, simplement, sans crainte, délicieusement, en Moi découvrez-vous vivants ! »
Et les oiseaux disparurent comme fait l’ombre en plein soleil. Tout au long de leur longue route ils s’étaient posé des questions. En ce lieu il ne restait plus rien, ni discours, ni chercheur, ni guide, plus rien. Plus trace même de chemin. »
Le langage mystique et métaphorique des oiseaux est aussi clair qu’une nuit sans lune. Ce que je retiendrai prosaïquement ici est que plus on croit partir loin et plus on se rapproche de soi-même.
Et le lieu vers lequel on va n'est pas un lieu, mais un autre.
(Merci à Jean Claude Ameisen)
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